Abel et Olivia ne sont plus très heureux dans leur couple.
Ils décident de passer les deux mois d’été chacun de leur côté. Pour voir. Un été où tout est possible. Chacun de leur côté.
Un feuilleton BD à lire sur Instagram : @ete_bd (anciennement Ete_arte)
RETOURS d’EXPERIENCE
6 (ou 7) juin 2016 : je suis à Banff, au Canada. J’ai la chance de participer à l’Emergence Lab, un Lab dédié aux nouvelles formes narratives interactives. J’y suis allée avec un projet, l’Epopée d’Alphabet. 2 autres auteurs sont aussi là pour travailler sur leur projet. Toute une équipe d’expert-e-s est là pour nous accompagner, challenger, critiquer notre projet. L’objectif de ce Lab est de monter un prototype dans la semaine. Les hasards de la vie transmediatique font que j’y retrouve Julien Aubert, producteur, avec qui j’ai failli travaillé en 2009 sur Addicts.
On se retrouve autour d’une bière, un des soirs et on discute au coin d’un faux feu canadien (en juin, il peut même neiger) :
– t’as pas un truc pour les réseaux sociaux ? J’ai super envie de faire une histoire sur les réseaux, genre sur Insta.
– oui, j’ai un truc.
Je sors mon téléphone et je lui montre mes derniers essais sur Instagram : des structures visuelles sur 3, 6 ou 9 cases. Je lui raconte comment Instagram offre l’opportunité de monter et descendre dans un compte, comment on rebondit du haut vers le bas ou du bas vers le haut (Julien me regarde un peu dubitatif, « so what » avec ses sourcils). J’ai envie de créer un feuilleton palindromique (là, il a accroché). Le temps d’un été, on diffuse quotidiennement des épisodes sur un compte dédié. A la fin de l’été, notre feuilleton devient une oeuvre pérenne, à lire quand on veut, dans le sens qu’on veut.
Après avoir travaillé sur plusieurs projets, j’ai une conviction de plus en plus forte : il faut déployer les récits là où l’audience se trouve déjà. C’est tellement compliqué de recruter une audience pour un webdoc : souvent, le jour de la sortie, y’a du monde et après quelques jours d’audience, c’est la dégringolade, ça part aux oubliettes des internet… Sur Instagram, l’audience se connecte plusieurs fois par jour. Alors autant faire surgir une histoire au milieu de toutes les récits quotidiens des gens. Ils n’auront plus qu’à cliquer sur « s’abonner », c’est ultra simple comme parcours utilisateur.
On se donne rendez-vous à Paris début juillet pour en reparler.
Je pose mes idées et la structure sur un cahier :
L’architecture narrative s’affinera au fur et à mesure de la production mais les grands principes sont là :
– un compte dédié pour créer une « coquille narrative »
– des épisodes avec des nombres de cases en multiple de 3
– structure de diffusion : une double publication quotidienne : storie + timeline
– éditorialisation complète du compte : la géolocalisation fait partie de la narration, chaque case dispose de sa légende, hashtag
– mise en son et en animation des cases (j’aime le GIF)
– une diffusion sur 60 jours, le temps d’un été
– chaque épisode est un point d’entrée dans l’histoire (pas besoin de lire tous les épisodes précédents pour rentrer dans le récit)
– une histoire qui se passe le temps d’un été sans pour autant avoir l’obligation du temps réel (voire surtout pas!)
– le palindrome n’est révélé qu’à la fin
– de la BD (parce que je voulais que ce soit de la BD)
– cible : les 25-30 ans
L’équipe
Pour que cette idée prenne vraiment vie, il faut y injecter une histoire. On a réfléchi avec Julien à plusieurs auteurs. J’avais très envie de travailler avec Thomas Cadène, parce que Les Autres Gens et La Vraie Vie.
On rencontre Thomas pour la première fois le 6 juillet 2016. Je lui fais le topo : une BD palindromique sur Instagram, le temps d’un été. En gros, je liste toutes les contraintes du récit et de la structure (et il y en a beaucoup!). Mais Thomas aime les contraintes, j’ai de la chance. Il propose tout de suite d’en parler à Joseph Safieddine, ils écriront à 4 mains.
Quelques jours plus tard, ils reviennent vers nous avec une proposition : l’histoire d’un couple qui se sépare le temps d’un été juste avant de s’installer ensemble. Ils se donnent un été pour tester plein de choses. Toutes ces expériences sont lisibles dans les 2 sens mais en fonction de l’ordre dans lesquelles tu les lis, elles ne racontent pas la même chose et la fin ne sera pas la même. Thomas et Joseph ont même écrit un épisode pilote pour tester le principe d’une écriture qui se lit dans les 2 sens. On lit, ça fonctionne, on est heureux (c’est la phase bisounours d’un projet ça).
Mais les contraintes sont bien plus nombreuses que ce que j’avais pu imaginer au début.
Chaque épisode doit être absolument autonome : une action ne peut pas avoir de conséquence dans l’épisode suivant, cela induirait une chronologie unique dans le récit + les temps de conjugaison sont très périlleux (en gros tu parles au présent tout le temps) + les déplacements dans l’histoire (genre Olivia et Julien sont en train de covoiturer) doivent marcher dans les 2 sens (donc il n’y a ni arrivée ni départ, ils « sont » dans une situation, déjà dans un lieu) + la progression dramatique doit marcher dans les deux sens + personne ne peut mourir (parce que le mort qui redevient vivant, on n’a pas trouvé). Bref, c’est un vrai casse tête.
Et encore, on n’a pas attaqué les problèmes de diffusion avec l’algorithme d’Instagram (ce sera en décembre).
Il nous manque encore une personne dans l’équipe pour vraiment se lancer : le dessinateur. En vrai, ça va prendre 5 minutes, le temps d’un coup de fil de Thomas à Erwann Surcouf. On a de la chance (là encore), Erwann est dispo sur la première moitié de 2017 pour faire les dessins. En plus de bien dessiner, il fait de très beaux GIF. Martin et Edouard de Bigger Than Fiction, respectivement, chargé de développement et responsable des community manager, viennent en renfort. L’équipe est prête pour dérouler l’histoire et affiner la forme.
Le financement
Mais pour ça, soyons honnêtes, il nous faut des sous. On veut que le feuilleton sorte pour l’été 2017, il nous faut donc aller vite dans les financements. En général, pour les productions sur lesquelles je travaille, c’est 2 ans pour qu’un projet aboutisse. Là, nous voulons aller 2 fois plus vite. Nous savons que les usages changent rapidement, que les plates-formes changent régulièrement leurs fonctionnalités (on en fera les frais), on ne peut donc pas attendre 2 ans, ce serait trop risqué. Nous déposons en septembre une demande d’aide au développement auprès du CNC Nouveaux media et du fonds transmedia de la ville de Paris. Les 2 nous apportent leurs soutiens fin 2016. Nous en parlons aussi assez rapidement aux équipes d’ARTE France qui nous écoutent attentivement… Nous signerons la coproduction en décembre. Nous obtiendrons aussi l’aide à la production CNC en mars 2017.
Déroulé de l’écriture
L’écriture du feuilleton va se structurer autour de 2 temps communs : un premier à Bruxelles fin novembre et un autre au Havre, en janvier. Pourquoi Bruxelles ? C’est pas loin en train, c’est loin de nos cadre habituels de travail et c’est un peu la capitale de Tintin. Ces temps permettent à toute l’équipe créative (Thomas, Joseph, Julien, Martin, Erwann et moi-même) de se retrouver et de travailler ensemble sur l’histoire et le dispositif. Et pour Le Havre, perso, j’ai toujours voulu aller voir le « Volcan ».
Fin novembre, nous nous retrouvons à Bruxelles dans un immense appartement et un grand mur blanc. Thomas et Joseph ont travaillé les personnages, les grands événements de l’été et écrit des premiers épisodes pour incarner nos personnages. L’objectif de ce premier séminaire d’écriture, c’est de poser toute la timeline du feuilleton : tous les événements qui vont ponctuer l’été d’Olivia et d’Abel. Et puis c’est aussi un moment où on apprend tous à un peu mieux se connaître. On travaille tous dans notre coin (soit à la maison, soit au bureau), par skype, mail, téléphone, Slack, alors un peu de contact physique, ça fait franchement du bien.
Interlude pratique : nous avons utilisé Slack pour organiser tous nos échanges et centraliser les liens. Tous les documents ont été créés sur des googledoc pour la modification partagée.
Nous dressons la « bucket list » de nos 2 personnages. La Bucket list, c’est “Les 30 choses à faire avant de mourir” “Les 100 idées pour rendre ta vie extraordinaire” “Les 20 trucs à faire avant tes 30 ans”.. Le web regorge d’injonctions à l’extraordinaire. Aujourd’hui, dans sa vie, on doit réaliser ses rêves, l’exceptionnel au quotidien. Nos héros partent un peu comme ça, faire les choses qu’ils n’ont jamais faites mais qu’il FAUT faire pour… réussir (sic) sa vie. Et puis, les jours passent et cet été est pour eux un moment révélateur de ce qu’ils sont, de ce qu’ils veulent, d’où ils viennent. La liste devient petit à petit un prétexte. Ils dépassent leurs peurs, ils testent la liberté, ses limites, ils osent là où ils étaient “raisonnables” avant. La bucket list est un déclencheur.
On commence aussi à avoir plusieurs personnages secondaires : Camille, Domitille, Julien, Alpha.
Avec les mêmes événements, nous avons deux histoires de 60 épisodes et 4 trajectoires psychologiques (deux par personnage). Le plaisir de lecture est doublé : les personnages se construisent différemment en fonction de l’ordre de lecture. Olivia n’est pas la même personne dans l’histoire 1 et l’histoire 2. Nous pourrions presque dire que nous avons 4 personnages principaux…
On ouvre le compte Instagram d’Eté à Bruxelles. On y poste d’abord les photos « OFF » de la création du programme : on voit beaucoup de post-it.
A la fin de ce séminaire, nous avons notre timeline et le planning de la suite : pour le 18 janvier, on fait les premiers tests de diffusion sur Instagram et Thomas et Joseph tombent la trame dialoguée de tous les épisodes. On se retrouvera au Havre pour relire ensemble tous les épisodes avec les premiers storyboard d’Erwann.
Les tests sur Instagram
Prototyper est absolument essentiel et le soumettre à un public loin du projet l’est encore plus. En général, ça bouscule beaucoup le projet et pose plein de questions que nous n’avions pas forcément vues (une jolie naïveté dont il faut savoir sortir!). Nous sommes encore à l’époque où la fonctionnalité « album » n’existe pas. On travaille donc sur des publications d’épisodes entre 9 et 21 cases par jour. Pour réaliser ces tests, nous avons demandé à une quarantaine de personnes d’être nos cobayes pendant 3 jours (histoire de tester plusieurs types de diffusion) et de nous faire leurs retours.
Nous avons tout tester, publier toutes les cases de nuit, à une heure d’intervalle, toutes les minutes : rien n’y fait, l’algorithme d’Instagram fait comme il veut et explose toute la diffusion. C’est un vrai problème. Le lecteur peut voir la case 5 avant la 1. Il est alors obligé d’aller sur le compte, descendre sur la bonne case et redémarrer sa lecture en choisissant l’option « liste » pour parcourir le compte. Autrement dit, ça va être très compliqué de lire la BD.
Notre diffusion est à rebours du sens de lecture. #petitmomentdedoute
Se pose aussi la question des débuts d’épisode : comment savoir que l’épisode commence là ? On y répondra plus tard.
Les stories nous inquiètent moins : elles nous permettent de gérer la diffusion comme on veut, il nous faudra tester les temps de lecture nécessaire. Nous avons testé deux types de diffusion : une case par heure ou un épisode en entier. Il est clair que c’est un épisode en entier qui fonctionne. Une case seule, ça ne marche pas du tout. On découvre aussi que les gens ne savent pas faire « pause » sur les stories, nous allons donc ajouter des cases « tuto » avant chaque épisode.
Au séminaire du Havre, nous mettons en commun tous les retours des testeurs, nous relisons tous les épisodes et nous prenons plusieurs décisions :
– création de la case titre : repère narratif et visuel pour comprendre quand démarre un épisode et où démarrer sa lecture. Nous avons retaillé tous les épisodes sur un nouveau mode de multiple, la case titre étant intégrée : nous avons des épisodes de 5, 8 ou 11 cases “récit”.
– création d’un épisode zéro où les « Règles du jeu » entre Olivia et Abel sont précisées. Cet épisode zéro sera disponible avant le début de la diffusion du feuilleton.
– la diffusion commencera à partir de l’épisode 3 : SKOL. Les 2 premiers épisodes (« Mon coeur » et « Nous deux ») nous permettent de boucler la phase d’exposition de notre récit et d’avoir un compe déjà alimenté quand nous commençons la diffusion quotidienne
– les stories seront diffusées à midi
– chaque épisode aura une couleur dominante pour en faciliter la lisibilité
C’est aussi le moment où nous repérons les lieux de l’histoire d’Abel : il est né au Havre.
L’envie de sortir le récit en version papier commence à émerger et des premiers contacts se font. Julien entame les discussions avec Delcourt.
22 février : tout bascule
A ce moment du projet, franchement, on était bien. On commençait à avoir des épisodes définitifs (en version dialoguée), un trailer et les premières cases dessinées. Et puis la nouvelle tombe : Instagram lance sa fonctionnalité « Album ». Sur le coup, j’exulte. C’est LA solution que nous attendions. C’est une évidence mais il nous faut beaucoup réécrire : les album sont limités à 10 images et nous avons beaucoup d’épisodes à 11, 14 voire 20 cases. Chaque épisode est une unité de temps, de lieu et d’action. Les couper en 2 albums dans la même journée ne fonctionne pas du tout : ils n’ont pas été écrits selon cette règle. Après beaucoup de discussions, nous sommes arrivés à la conclusion (assez douloureuse) qu’il fallait couper/supprimer voire complètement réécrire les épisodes pour tenir en 9 cases. Un seul épisode a gardé son nombre de cases d’origine, c’est « Avalanche » et « Hors piste » (qui en fait ne sont qu’un seul épisode) et nous les avons diffusés dans la même journée : ils se lisent dans les 2 sens.
Thomas et Joseph réécrivent. Les allers-retours de lecture/échange/modification/débat repartent de plus belle. Emilie et Marianne d’ARTE valident la nouvelle structure du compte en album. Erwann peut maintenant entrer en piste. Thomas et Joseph lui préparent des moodboard pour les tenues vestimentaires, les intérieurs d’appartements… Vincent (de Bigger) cale les formats Album / Storie pour déterminer les zones « utiles » où les dialogues doivent figurer. On détermine les animations, la géolocalisation, épisode par épisode. La ligne droite de production s’enclenche pour 4 mois : mars > juin. Dessins, animations, traduction. Le rythme est.. rythmé, y’a pas à dire.
La mise en son
Depuis le début, on veut de la musique sur nos épisodes. On hésite entre un simple design sonore (genre bruitage) ou de la musique. Santoré nous fait une proposition astucieuse quelque part entre les 2 : un jingle par personnage pour annoncer avec qui on va passer l’épisode (Olivia ou Abel), des ambiances sonores alternants avec des bruitages. L’exercice n’était pas facile : il fallait morceler les mélodies en capsule sonore de 6 secondes (temps d’affichage d’une case dans les stories).
J’ai une seule frustration mais je ne vois pas encore comment la résoudre : entre chaque image de la storie (un fichier différent), le son coupe et casse un peu le charme.
La diffusion
Eté a été diffusé au rythme d’un nouvel épisode par jour du 29 juin au 27 août 2017. Au début, nous avons testé des heures différentes de publication : l’audience réagit-elle plus à 17h, 9h ou midi ? Au final, nous avons fixé un rendez-vous à midi (environ). Un peu comme au bon vieux temps du JT de 20h, on donne un rendez-vous (ce qui me paraît totalement désuet, du coup j’aime beaucoup). L’audience semble s’habituer à cette heure fixe.
Les publications sont toutes assurées par l’équipe (formidable) de community manager de Bigger than Fiction. Ils sont sur le pont toute la journée (et pour 2 mois) pour publier et répondre aux commentaires des lecteurs. Leur présence en ligne rend Eté vivant : ils répondent, expliquent, donnent des conseils.
Pour moi, c’est la première fois où je vois une audience participer en temps réel à un programme : elle réagit, commente, se met en colère, débat, aime, se désabonne. Et ça recommence tous les jours, pendant 60 jours. Nous n’avions aucune idée des réactions du public et nous ne savions pas qu’il y aurait autant de commentaires (plusieurs épisodes dépassent les 200 commentaires!). C’est dans cet espace de commentaire que réside une grande partie de l’interactivité du programme.
Quelques chiffres
Eté saison 1 est passé de 50 à 10000 abonnés en 48h.
Nous avons dépassé les 78000 abonnés à la fin de la diffusion (27 août). En cumul (nombre de vues de tous les épisodes), nous dépassons les 3,8 millions de vues. Chaque épisode a été vu en moyenne 30000 fois en storie et 80000 fois en album.
La version papier
Eté sort en album papier le 20 septembre 2017. C’est une coédition Delcourt, Bigger than Fiction et ARTE éditions. Le dispositif propre à Instagram (géolocalisation, animations, hashtag, musique) ne peut pas être transposé à la BD papier mais la BD papier va avoir des pages exclusives pour approfondir le passé des personnages et, la censure Instagram n’existant plus, certaines scènes de sexe pourront être plus explicites. Du coup, la BD a aussi ses spécificités. Ça crée un bon équilibre entre les 2 objets.
L’ÉQUIPE
Ecrit par
Thomas Cadène et Joseph Safieddine
D’après un concept narratif de
Camille Duvelleroy
Illustré par
Erwann Surcouf
Mis en musique par
Santoré
Produit par
Julien Aubert
Une coproduction Bigger than Fiction – ARTE France.
SORTIE :
29 juin 2017